Vain- quons-le en soyant [sic] forts, fidèles, confiants en Dieu et en nous. Hier, je t’ai écrit une lettre bâclée, sans doute un peu énervée, et je crains de t’avoir inquiétée. Il ne sert à rien de souffrir doublement. Évidemment, je suis dans une situation très grave et je ne veux pas te le cacher. Ma fiancée chérie, mon amour, n’es-tu pas ma compagne déjà, prête à parta- ger mon angoisse, ma misère ?
La nuit s’est moins mal passée que je ne le craignais. Aujourd’hui, nous avons eu un ciel perpétuellement bourdonnant, vrombissant, tonnant. Ces avions sont une arme vraiment terrible. L’Artillerie française crache maintenant, ce qui ne favorise pas le sommeil. Et les premières troupes d’en face arrivent au contact avec nous. Nous vivons dans une tension facile à imaginer ; demain est tellement incertain. Aujourd’hui est fait d’une chasse dont nous sommes le gibier. Cependant, nous tenons bien nos positions, et attendons.
Quelle chute en quatre jours ! Quelle entrée dans un monde chaotique ! Mais moi, je t’ai en moi et je vis de notre merveilleux amour. Tout de même, je crois que nos prières seront nécessaires. C’est le moment de commencer à faire notre vie de notre union, d’une union perpétuellement tendue vers le mieux, grâce à notre croyance. Mais chérie chérie, je prie si mal je t’assure. Je suis si éloigné de la résignation, de l’abandon à la volonté de Dieu, et si mal préparé à paraître devant lui. La question est pourtant essentielle... mais je conserve ma confiance. Je dois vivre pour toi, pour nous, ma bien-aimée. Pour nous construire un bonheur éblouis- sant, qui tâchera de rendre tout aussi beau autour de lui. Ma petite fiancée, mon adorable chérie, je t’adore. Ô si Dieu ne veut pas que cela soit, vis
toujours dans le souvenir heureux de notre tendresse, de nos fiançailles et sois heureuse tout de même plus tard, sans remords. Je ne veux être pour toi qu’une source de joie. Est-ce pour punir de nous être appelés Dieu et Déesse que Dieu nous montre sa Toute-Puissance ? Je ne le pense pas car Il sait bien ce que signifie le langage des hommes. Ô oui, pour moi, tu es une délicieuse petite déesse, c’est-à-dire une merveilleuse petite femme, la plus merveilleuse du monde.
Chérie mon amour, j’ai confiance en nous et je te prie de croire que je ferai tout pour me tirer d’affaires ! Et si tu ne me vois pas toujours très calme, pense que ça s’explique à cause d’une ambiance un peu plus tour- mentée et sinistre qu’au cinéma... mais ne pense jamais que je désespère.
Je te rappelle notre conversation d’il y a 2 mois : je puis être fait prison- nier, ou on peut ne pas savoir exactement ce que je suis devenu. Attends- moi, mon amour... même si tu restes de longs mois sans nouvelles, ce qui s’expliquerait très bien en cas de séjour forcé en Germanie... Mais tu sais, moi aussi j’ai une confiance absolue en toi. Nous nous attendrons autant qu’il le faudra : notre amour n’est-il pas plus solide que Tout ?
Te souviens-tu de notre conversation téléphonique du 4 janvier ? Je partais de ma première permission. Je t’ai dit “pardonne-moi de t’entraîner dans ce drame”. Ma Marie-Louise, oui, pardonne-moi toutes ces souffrances qui te viennent de moi. J’essaie de lire, c’est difficile. J’ai justement reçu un bouquin de François Dalle, Portrait de l’Allemagne (Maurice Betz). Mais outre que je suis très occupé, mon esprit se fixe mal pour l’instant sur des études spéculatives.
Tes lettres de 7, 8, 9, 10 mai me sont fidèlement parvenues. J’attends pour ce soir celle du 11, elle me donnera tellement de joie. J’ai vu dans Paris-Soir amené ici par un type de renfort que Méry-sur-Oise avait été bombardée. Je t’en supplie, chérie, éloigne-toi de tout danger, mets-toi pendant que c’est possible hors des zones inquiétantes. Pense que tu me rassureras.
Je compte infiniment sur tes lettres quotidiennes : tu devines ce qu’elles représentent pour moi, et ici, de Jarnac, tes lettres vont aussi vite que de Valmondois : 2 jours (jusqu’à nouvel ordre). J’ai ta photo faite à Jarnac. Ton mouchoir talisman, ton paquet de lettres. Tu crois que je ne t’aban- donne guère... Et encore, je ne te parle que des signes extérieurs de ma pensée... Je puis t’écrire assez longuement, car le jour nous sommes bloqués dans les rares boyaux, ou sous des tôles qui nous camouflent, car nous devons éviter d’être vus. Mais je suis tout de même astreint : un tas de préoccupations. D’autant plus que mes 3 groupes sont très éloi- gnés les uns des autres, et je fais le trafic entre eux. De plus, les escadrilles de bombardements, les réflexions de mes voisins, ne sont pas pour main- tenir un état d’âme sans rides, et tout à fait philosophe !
J’ai “touché” un chef de Section venu avec un renfort : c’est un adjudant assez comique, plutôt craintif et qui ne connaît pas grand chose. Aussi suis-je assez le maître de la section pour ne pas être empoisonné.
Les gens évacués ont maintenant complètement disparu de la circulation. Seules restent des vaches beuglantes, ronchonnantes car elles n’ont pas été trayées [sic] depuis plusieurs jours ! Leur lait n’est plus buvable et nous n’avons pas le temps de les apprivoiser. C’est dommage : cela nous ferait un café au lait le matin. Question nourriture... je n’ose pas trop insister. Comme nos repas nous sont servis la nuit et que nous les mangeons aux heures ordinaires, je ne te vante pas la finesse et la douce chaleur des mets. Et pour moi qui possède un appétit de loup, ce n’est pas le Pérou ! (Pendant que je t’écris, au-dessus de nous, une quin- zaine d’avions sillonne les nuages). On s’y habitue. Bon ! Mais je dois t’ennuyer avec toutes ces histoires d’ordre domestique ! Aussi sais-tu que je n’y attache qu’une importance médiocre.
Une seule chose m’absorbe, ou plutôt un seul être : toi, toi que j’aime.
Mai 38, mai 39, mai 40 étrange destin. Étrange destinée de notre amour. Mais au-delà de tous ces faits, tu domines, toi, ma belle chérie, ma ravissante petite fille. De quel amour je t’ai entourée ! Mais tu l’as bien compris cet amour, désormais : il était contenu dans nos caresses, nos baisers, dans ce simple geste de mes mains qui prenaient ton visage, dans la simple caresse de ma joue contre la tienne.
Tu es si petite : seize ans ! Crois-tu que toute ta vie tu te souviendras de nos merveilles ? Une femme est si oublieuse... Mais non, tu as seize ans et beaucoup plus : ma marque en toi est-elle définitive ? J’en serais rude- ment fier (mon écriture est irrégulière : mais, deux fois déjà, j’ai dû me mettre à genoux pour mettre mon crâne à l’abri, car des flopées d’avion arrivent en trombe. Nos mitrailleuses pétaradent, mais eux ne bombardent pas. Ça m’intrigue : que viennent-ils faire ?).
Mon amour aimé : quand verras-tu ton père ? Tu sais, l’histoire du peloton serait une chance miraculeuse. J’avoue que j’estime en avoir assez fait ou vu pour aller retrouver un peu de tranquillité. Et quand il peut s’agir de vie ou de mort, ça me vexe de ne pouvoir forcer la chance : la passe est très mauvaise, mais j’essaierais bien de tenir 15 jours, encore. Si le 28 je pouvais filer sur une école d’Aspirants. Il faudrait donc pousser à la roue avec la dernière énergie. Quel obstacle de principe m’opposer ? Ne fais-je pas la guerre comme les autres (et plus durement que beaucoup) ? Mon amour. Ah je t’aime et j’ai rudement envie de t’embrasser... je le fais dans mon cœur en attendant. Et c’est merveilleux, ma peau-douce adorée, ma petite fiancée. Chérie, mon Zou.
François
[Postscriptum] Si tu veux m’envoyer des affaires : je t’indique tout de suite ce qui est nécessaire : chocolat, conserves, bougies. Tu vois que je ne me gêne pas avec toi ! Mais je pense que Jarnac mettra encore longtemps avant de m’envoyer quoi que ce soit. Je t’aime Buju adoré.“.